Éric Boisset répond aux questions de Josiane Grinfas, auteur de l’appareil pédagogique de Nicostratos.
Josiane Grinfas : Que représente la Méditerranée dans votre imaginaire? Faites-vous partie de ces lecteurs émerveillés de L’Odyssée ? Aviez vous déjà voyagé en Grèce ?
Éric Boisset : Le Mare nostrum des anciens Romains est l’endroit du monde où je me sens le mieux. Dans ce « bassin où jouent des enfants aux yeux noirs », je suis tout particulièrement attiré par une pincée de rocs tantôt verdoyants, tantôt rocailleux : les îles grecques ! Tout me plaît là bas. Le souffle lent et profond de la mer ionienne, éternelle insomniaque se retournant sur une litière de coquilles bruissantes, le raffut des pinèdes dévorées par celles que le poète Elytis appelle « les anges de l’été », la chaude suffocation des chèvrefeuilles expirant dans la nuit, l’aurore couleur de framboise et le parfum des citronniers qu’on sent depuis la mer quand on arrive par le ferry du petit matin. Il faudrait des dizaines de pages pour consigner toutes les beautés dont la Grèce fourmille… J’ai lu L’Odyssée dans une très bonne traduction en classe de seconde. Ce long poème me plaît entre autre par ses trouvailles stylistiques. La tradition nous indique qu’Homère était aveugle. Il me semble que la pertinence de certaines images à forte « composante auditive », corrobore cette assertion : «Odysseus, tenant le grand arc, tendit aisément de la main droite le nerf, qui résonna comme le cri de l’hirondelle ». Une corde d’arc qu’on tend et qui rend un cri d’hirondelle : n’est-ce pas génial de justesse ? J’aime aussi les détails prosaïques qui abondent dans L’Odyssée, son côté «manuel de survie à usage des naufragés ». Par exemple, lorsqu’Ulysse, roulé par les vagues de la mer ionienne, échoue sur l’île des Phéaciens à la tombée du jour, nu et diamanté de cristaux de sel, il a la présence d’esprit de se recouvrir de feuilles mortes pour passer la nuit bien au chaud. Au matin, il est réveillé de la plus merveilleuse façon : par Nausicaa et ses jeunes servantes jouant à la balle après avoir lavé leur linge. Ces vierges poussent des cris aigus à la vue du vagabond hirsute qui voile son intimité d’une poignée de feuilles. Après l’avoir observé plus attentivement, elles décident de le ramener à la maison… Dans un registre plus sanguinolent, mais toujours très technique – et même prophylactique –, Ulysse, de retour au château, prend soin de « purifier avec du feu et du soufre » le salon où il a méthodiquement égorgé les prétendants au trône, et ce, afin d’éviter une épidémie. Notez cette astuce, elle peut être utile aux jaloux rancuniers. Chaque fois que je vais en Grèce, il me semble que j’entre dans ces légendes. Elles ont à mes yeux la réalité de faits historiques. Au coeur de chaque forêt d’oliviers, je m’attends à croiser Pan ou le Minotaure.
Éric Boisset : Le Mare nostrum des anciens Romains est l’endroit du monde où je me sens le mieux. Dans ce « bassin où jouent des enfants aux yeux noirs », je suis tout particulièrement attiré par une pincée de rocs tantôt verdoyants, tantôt rocailleux : les îles grecques ! Tout me plaît là bas. Le souffle lent et profond de la mer ionienne, éternelle insomniaque se retournant sur une litière de coquilles bruissantes, le raffut des pinèdes dévorées par celles que le poète Elytis appelle « les anges de l’été », la chaude suffocation des chèvrefeuilles expirant dans la nuit, l’aurore couleur de framboise et le parfum des citronniers qu’on sent depuis la mer quand on arrive par le ferry du petit matin. Il faudrait des dizaines de pages pour consigner toutes les beautés dont la Grèce fourmille… J’ai lu L’Odyssée dans une très bonne traduction en classe de seconde. Ce long poème me plaît entre autre par ses trouvailles stylistiques. La tradition nous indique qu’Homère était aveugle. Il me semble que la pertinence de certaines images à forte « composante auditive », corrobore cette assertion : «Odysseus, tenant le grand arc, tendit aisément de la main droite le nerf, qui résonna comme le cri de l’hirondelle ». Une corde d’arc qu’on tend et qui rend un cri d’hirondelle : n’est-ce pas génial de justesse ? J’aime aussi les détails prosaïques qui abondent dans L’Odyssée, son côté «manuel de survie à usage des naufragés ». Par exemple, lorsqu’Ulysse, roulé par les vagues de la mer ionienne, échoue sur l’île des Phéaciens à la tombée du jour, nu et diamanté de cristaux de sel, il a la présence d’esprit de se recouvrir de feuilles mortes pour passer la nuit bien au chaud. Au matin, il est réveillé de la plus merveilleuse façon : par Nausicaa et ses jeunes servantes jouant à la balle après avoir lavé leur linge. Ces vierges poussent des cris aigus à la vue du vagabond hirsute qui voile son intimité d’une poignée de feuilles. Après l’avoir observé plus attentivement, elles décident de le ramener à la maison… Dans un registre plus sanguinolent, mais toujours très technique – et même prophylactique –, Ulysse, de retour au château, prend soin de « purifier avec du feu et du soufre » le salon où il a méthodiquement égorgé les prétendants au trône, et ce, afin d’éviter une épidémie. Notez cette astuce, elle peut être utile aux jaloux rancuniers. Chaque fois que je vais en Grèce, il me semble que j’entre dans ces légendes. Elles ont à mes yeux la réalité de faits historiques. Au coeur de chaque forêt d’oliviers, je m’attends à croiser Pan ou le Minotaure.
JG : Racontez-nous les circonstances curieuses dans lesquelles est née l’idée de ce roman. Le hasard des routes que vous empruntez est-il, pour vous, source de création romanesque ?
ÉB : Je ne voyage pas pour trouver l’inspiration, à laquelle je ne crois guère, sans doute parce qu’elle ne m’a jamais visité. Étant d’un naturel contemplatif (le synonyme élégant de fainéant), je me contente de flâner au hasard des rues, le nez au vent. À Mykonos, j’étais assis à une terrasse de café et je savourais un ouzo bien frais lorsqu’un garçon âgé d’une douzaine d’années est venu se planter devant moi. Il portait une chemise blanche dont il avait retroussé les manches sur ses avant-bras hâlés. Son pantalon usé jusqu’à la corde s’effilochait sur ses pieds nus. Il avait un visage mince de jeune corsaire. Ses yeux noirs brillaient d’une malice frondeuse. Quant à sa tignasse, dont une boucle épaisse retombait sur son front, c’était la plus embrouillée que j’aie vue de ma vie. Comme il ne parlait que le grec, j’ai renoncé à lui demander ce qu’il voulait.
Je n’en ai d’ailleurs pas eu le temps puisque, tout à coup, il a sifflé entre ses doigts, faisant sursauter les touristes assis aux tables voisines. D’une terrasse, s’est envolé un pélican qui est venu se poser devant moi. Pile dans l’axe de mon
regard, à moins d’un mètre. J’avoue avec honte que j’en ai avalé mon ouzo de travers. Les pélicans blancs sont vraiment de très gros oiseaux. Le spécimen qui me toisait était un monstre d’un mètre soixante de haut, aux yeux en boutons de bottines, au bec arc-en-ciel prolongé d’un crochet rouge sang et aux larges pattes palmées pourvues de griffes. Je m’apprêtais à empoigner la carafe pour me défendre lorsque, sur un ordre de son maître, il écarta les ailes. Titubant
comme un ivrogne, il s’avança entre les tables pour y dérober des paquets de cigarettes et des briquets qu’il mit dans la drôle de poche pendouillant sous son bec. Les touristes poussaient des cris d’enthousiasme et le mitraillaient. Le cabotin, qui se prénommait Petros, prenait la pose, ravi de son petit succès. J’étais totalement interloqué par ce retournement de situation. Le monstre ne songeait ni à m’ouvrir la gorge d’un coup de bec, ni à me crever les yeux, ni à me lacérer le visage avec ses palmes. Tout au contraire, il s’est dandiné jusqu’à moi d’une démarche pataude pour me pincer tendrement le bras en signe d’amitié. Son maître a aussitôt aboyé un ordre sec. Le pélican a écarté les ailes, couru trois pas et bondi vers la nue. Tout en lâchant une poignée de piécettes tintinnabulantes dans la casquette de l’oiseleur, je me suis dit que je tenais les deux héros de mon prochain roman.
ÉB : Je ne voyage pas pour trouver l’inspiration, à laquelle je ne crois guère, sans doute parce qu’elle ne m’a jamais visité. Étant d’un naturel contemplatif (le synonyme élégant de fainéant), je me contente de flâner au hasard des rues, le nez au vent. À Mykonos, j’étais assis à une terrasse de café et je savourais un ouzo bien frais lorsqu’un garçon âgé d’une douzaine d’années est venu se planter devant moi. Il portait une chemise blanche dont il avait retroussé les manches sur ses avant-bras hâlés. Son pantalon usé jusqu’à la corde s’effilochait sur ses pieds nus. Il avait un visage mince de jeune corsaire. Ses yeux noirs brillaient d’une malice frondeuse. Quant à sa tignasse, dont une boucle épaisse retombait sur son front, c’était la plus embrouillée que j’aie vue de ma vie. Comme il ne parlait que le grec, j’ai renoncé à lui demander ce qu’il voulait.
Je n’en ai d’ailleurs pas eu le temps puisque, tout à coup, il a sifflé entre ses doigts, faisant sursauter les touristes assis aux tables voisines. D’une terrasse, s’est envolé un pélican qui est venu se poser devant moi. Pile dans l’axe de mon
regard, à moins d’un mètre. J’avoue avec honte que j’en ai avalé mon ouzo de travers. Les pélicans blancs sont vraiment de très gros oiseaux. Le spécimen qui me toisait était un monstre d’un mètre soixante de haut, aux yeux en boutons de bottines, au bec arc-en-ciel prolongé d’un crochet rouge sang et aux larges pattes palmées pourvues de griffes. Je m’apprêtais à empoigner la carafe pour me défendre lorsque, sur un ordre de son maître, il écarta les ailes. Titubant
comme un ivrogne, il s’avança entre les tables pour y dérober des paquets de cigarettes et des briquets qu’il mit dans la drôle de poche pendouillant sous son bec. Les touristes poussaient des cris d’enthousiasme et le mitraillaient. Le cabotin, qui se prénommait Petros, prenait la pose, ravi de son petit succès. J’étais totalement interloqué par ce retournement de situation. Le monstre ne songeait ni à m’ouvrir la gorge d’un coup de bec, ni à me crever les yeux, ni à me lacérer le visage avec ses palmes. Tout au contraire, il s’est dandiné jusqu’à moi d’une démarche pataude pour me pincer tendrement le bras en signe d’amitié. Son maître a aussitôt aboyé un ordre sec. Le pélican a écarté les ailes, couru trois pas et bondi vers la nue. Tout en lâchant une poignée de piécettes tintinnabulantes dans la casquette de l’oiseleur, je me suis dit que je tenais les deux héros de mon prochain roman.
JG : Qu’est-ce qui caractérise l’amitié entre l’homme et l’animal, et, plus particulièrement, l’amitié entre un enfant – ou un adolescent – et un animal, selon vous ?
ÉB : « La terre a une peau et cette peau a des maladies ; une de ces maladies s’appelle l’homme. » Cette citation de Friedrich Nietzsche claque comme un coup d’aile de pélican. Hélas, elle est toujours d’actualité. L’homme est le
super-prédateur de notre planète agonisante. Il a pour victime de prédilection l’animal, qui représente l’état de nature virginale. Quand un enfant noue une relation avec une bête, il entre en contact avec la part sauvage et pure de lui même.
Un spectateur me disait ceci à la sortie du film : « Le pélican est très peu expressif et c’est justement pour cela qu’il est bien choisi : le père de Yannis est-il plus expressif envers son fils que ne l’est Nicostratos ? Et, au travers de cet animal inexpressif au possible, n’est-ce pas aussi l’image de son père que Yannis apprivoise ? Qui plus est, Yannis accorde à ce jeune animal l’attention qu’il aimerait recevoir de la part de son père, ce qui lui donne l’impression de réussir à où ce dernier a échoué. » Très pertinent ! J’avoue que je n’y avais pas pensé en écrivant le roman. Je crois que les animaux nous renvoient à la meilleure part de nous-mêmes.
ÉB : « La terre a une peau et cette peau a des maladies ; une de ces maladies s’appelle l’homme. » Cette citation de Friedrich Nietzsche claque comme un coup d’aile de pélican. Hélas, elle est toujours d’actualité. L’homme est le
super-prédateur de notre planète agonisante. Il a pour victime de prédilection l’animal, qui représente l’état de nature virginale. Quand un enfant noue une relation avec une bête, il entre en contact avec la part sauvage et pure de lui même.
Un spectateur me disait ceci à la sortie du film : « Le pélican est très peu expressif et c’est justement pour cela qu’il est bien choisi : le père de Yannis est-il plus expressif envers son fils que ne l’est Nicostratos ? Et, au travers de cet animal inexpressif au possible, n’est-ce pas aussi l’image de son père que Yannis apprivoise ? Qui plus est, Yannis accorde à ce jeune animal l’attention qu’il aimerait recevoir de la part de son père, ce qui lui donne l’impression de réussir à où ce dernier a échoué. » Très pertinent ! J’avoue que je n’y avais pas pensé en écrivant le roman. Je crois que les animaux nous renvoient à la meilleure part de nous-mêmes.
JG : Que signifie le choix d’écrire des romans pour la jeunesse ? Est-ce une partie de vous-même que vous continuez de vivre à travers la fiction ?
ÉB : Cette distinction entre roman destiné à la jeunesse et roman pour adultes m’a toujours paru un peu artificielle. Je ne songe jamais à mes lecteurs quand j’écris. J’essaie simplement d’agencer mes phrases aussi harmonieusement que possible. Comme la clarté n’est pas ma langue maternelle, il me faut déployer des trésors de patience et d’astuce pour parvenir mes fins. Et c’est précisément ce qui me plaît dans l’écriture : parvenir à mettre de l’ordre dans le chaos de la pensée. Qu’on ne se méprenne pas : je ne suis pas un vieil enfant emmailloté d’oripeaux adultes. Rien n’est plus pathétique à mes yeux qu’une grande personne affligée du complexe de Peter Pan ! Mais nul ne peut échapper à sa part d’enfance. Un adulte chimiquement pur, ça n’existe pas. Comment pourrait-on vivre amputé de ce qui nous a construits ?
JG : Vous êtes co-scénariste du film Nicostratos le pélican d’Olivier Horlait. Qu’avez-vous découvert du cinéma ? Pour vous, qu’est-ce qu’une bonne adaptation cinématographique de roman ?
ÉB : Je connaissais le travail d’Olivier et mon postulat a été le suivant : cinématographiquement, il sait et j’ignore. Pour le reste, on discute. Adapter un roman, c’est rendre cinématographique ce qui est littéraire. Nous avons dû entièrement désosser Nicostratos, étaler les différentes pièces sur une table et reconstruire le roman sous forme de film. Une adaptation cinématographique équivaut à une traduction dans une langue étrangère dont les mots seraient des plans, des rythmes et des séquences. L’adaptation de Nicostratos doit être vue comme une « variation sur le thème du roman » faite d’images, de musiques et de mots. Je peux comprendre qu’un auteur découvrant un film tiré d’un de ses livres soit surpris, voire déçu par le résultat. Dans le cas de Nicostratos, c’était différent puisqu’Olivier m’a associé à l’écriture du scénario. Il ne pouvait pas y avoir de mauvaises surprises. En résumé, l’important n’est pas de « pinailler la virgule », mais de respecter l’esprit de l’oeuvre. Il me semble que de ce point de vue, Olivier Horlait est irréprochable.
ÉB : Je connaissais le travail d’Olivier et mon postulat a été le suivant : cinématographiquement, il sait et j’ignore. Pour le reste, on discute. Adapter un roman, c’est rendre cinématographique ce qui est littéraire. Nous avons dû entièrement désosser Nicostratos, étaler les différentes pièces sur une table et reconstruire le roman sous forme de film. Une adaptation cinématographique équivaut à une traduction dans une langue étrangère dont les mots seraient des plans, des rythmes et des séquences. L’adaptation de Nicostratos doit être vue comme une « variation sur le thème du roman » faite d’images, de musiques et de mots. Je peux comprendre qu’un auteur découvrant un film tiré d’un de ses livres soit surpris, voire déçu par le résultat. Dans le cas de Nicostratos, c’était différent puisqu’Olivier m’a associé à l’écriture du scénario. Il ne pouvait pas y avoir de mauvaises surprises. En résumé, l’important n’est pas de « pinailler la virgule », mais de respecter l’esprit de l’oeuvre. Il me semble que de ce point de vue, Olivier Horlait est irréprochable.
JG : Quels sont vos projets d’écriture pour demain ? D’autres romans pour la jeunesse ?
ÉB : Je viens de terminer un roman que je publierai probablement d’ici la fin de l’année 2011. Je suis toujours un peu mélancolique quand je quitte un univers patiemment construit. Soudain, l’illusion féconde qui m’a permis d’aller au bout du récit se dissout et je me retrouve confronté à un résultat très différent de celui que j’avais escompté. La lucidité est une pilule amère à déglutir ! J’enferme le manuscrit dans un tiroir et je laisse passer quelques mois avant de le relire et de le corriger. C’est en général au cours de cet ultime coup de lime que je fais le constat suivant : j’ai encore raté mon coup ! Pour ne pas rester sur cet échec, je décide aussitôt d’écrire un autre livre, si possible réussi.
ÉB : Je viens de terminer un roman que je publierai probablement d’ici la fin de l’année 2011. Je suis toujours un peu mélancolique quand je quitte un univers patiemment construit. Soudain, l’illusion féconde qui m’a permis d’aller au bout du récit se dissout et je me retrouve confronté à un résultat très différent de celui que j’avais escompté. La lucidité est une pilule amère à déglutir ! J’enferme le manuscrit dans un tiroir et je laisse passer quelques mois avant de le relire et de le corriger. C’est en général au cours de cet ultime coup de lime que je fais le constat suivant : j’ai encore raté mon coup ! Pour ne pas rester sur cet échec, je décide aussitôt d’écrire un autre livre, si possible réussi.